Un homme fait le projet de dessiner le Monde. Les années passent : il peuple une surface d’images de provinces, de royaumes, de montagnes, de golfes, de navires, d’îles, de poissons, de maisons, d’instruments, d’astres, de chevaux, de gens. Peu avant sa mort, il s’aperçoit que ce patient labyrinthe de formes n’est rien d’autre que son portrait.
Jorge Luis Borges
Pendant deux ans, à intervalles irréguliers, le photographe venait et revenait sur la presqu’île et ses terres voisines. Il préférait l’avant ou l’arrière-saison, le février frissonnant, le juin encore lascif, le septembre de la quiétude retrouvée. Là, à Giens, il empruntait les sentiers qui parcourent le territoire escarpé. Montant un chemin caillouteux, descendant une pente argileuse, ocre, glissante, çà et là crochetée de racines de pins noueux, il marchait, destination l’image. Elle se présentait à lui au détour d’un étroit passage tracé parmi les herbes hautes jaunies, le promeneur s’approchant, laissant la mer en contrebas, tout entier à sa déambulation, aveugle au viseur du photographe ; ou encore derrière un mur épais de roche lavée, en la personne de ce petit dos rouge, courbé vers la mer toujours lointaine.
L’image saisie est souvent celle d’un passager en transit, dans un paysage qui semble partout afficher sa superbe indifférence à cette présence fugitive. La nature est revêche, âpre. Elle ne se livre pas en espaces propices, aménagés pour le loisir de l’homme, elle ne se conquiert pas plus, elle se laisse fréquenter, doucement effleurer par le promeneur.
Le photographe l’a choisi toujours immergé dans l’ample paysage, dans la touffeur des sentiers, dans les terres boisées de troncs élancés auxquelles ils menaient, dans le bleu du ciel et de la mer où les cimes encore conduisaient regard et pas. Abandonné au paysage, rarement occupé à quelque activité familiale, souvent dédié à la contemplation rêveuse de l’infini – exercée seul ou dans une solitude partagée –, l’arpenteur se voit offrir là ce qu’aucun droit de propriété ne peut s’arroger, l’horizon. La contemplation l’amène parfois à goûter au délice quand, subrepticement, il perçoit l’écho complice du scintillement de l’onde et de l’éclat métallique du mica sur le sable. Alors il sait qu’à l’extrémité de cet étroit sentier, il a inventé « son coin ». Peu importe qu’il soit partagé si le nombre reste silencieux.
Un autre jour, il y revient, la lumière a changé, l’air n’est plus le même, son humeur a viré, et puisque selon les mots d’Emerson « la nature porte toujours les couleurs de l’esprit », il ne reconnaît plus son havre, reprend le chemin, poursuivant sa quête. Tant de rivages avant de trouver le sien. Confins du monde, début de soi. Henry David Thoreau écrivait :
Dirige ton oeil droit en toi, et vois
Mille régions en ton âme
Encore à découvrir.
Parcours-les, et sois
Expert en cosmographie-du-chez-soi.
Au cours de ces séjours successifs, le photographe, en retrait, s’imprégnait de ces chimères pour mieux les retenir. Ses images portent en elles le fantasme de leurs occupants, cette autre moitié que leurs yeux embrassaient par-delà le champ. De ses excursions, il ne ramena donc nul relevé topographique, mais des vues de l’esprit, dessins impressionnistes qui, l’un après l’autre, dressent la carte mouvante d’une cosmographie-du-chez-soi.
Raphaëlle Stopin