Luxs, le sens du regard
Entretien avec Jean Larnaudie pour la revue Plan Libre, n°96,
novembre 2011
Comment êtes vous devenu photographe d’architecture ?
Je ne me qualifie pas de « photographe d’architecture ». Mon travail photographique s’intéresse aux usages et à l’occupation des espaces, qu’ils soient naturels, urbains ou architecturaux. J’ai réalisé plusieurs séries personnelles qui m’ont amenées à collaborer d’abord avec des acteurs institutionnels ou culturels du paysage et de l’urbanisme. En 2005, la villa Noailles à Hyères m’a proposé une carte blanche sur l’architecture de spectacle de Patrick Bouchain pour une exposition et un livre. C’était la première fois que je me trouvais confronté au travail d’un architecte en particulier. Son intérêt pour les usagers, l’éphémère et le nomadisme résonnait avec mes photographies. À la suite de ce projet, j’ai continué à collaborer avec Patrick Bouchain, puis d’autres architectes comme François Leclerq ou Raphaël Voinchet (W – architectures)
Est-ce une spécialité ou une composante de votre métier ?
C’est d’abord une composante. Mon travail en général s’intéresse à l’architecture, au paysage et à l’urbain sous l’angle de son occupation. Les commandes d’architecture sont en relation avec cette pratique. J’ai de plus en plus de commandes d’architectes et donc cela devient une spécialité. Mais jamais je ne ferai que ça. Il me semble important d’enrichir et de nourrir sa pratique en abordant d’autres sujets.
Convictions
Faites vous exclusivement des photos de commande ?
Non. Je développe une recherche personnelle, que j’expose et j’édite. Les commandes sont des applications de cette recherche. Les deux se nourrissent mutuellement.
La photographie d’architecture doit-elle parler d’une époque ? Est-elle le témoin d’une culture ?
Chaque projet d’architecture est singulier. Tout projet est le fruit d’un tissu entremêlé de désirs, d’expériences, de savoirs faire, de techniques, de contraintes, de normes, de situations… Il me semble que la représentation photographique doit appréhender ces différents éléments et s’adapter au projet. C’est le temps qui permet de faire la part des choses entre les caractéristiques d’une époque et la manière dont elle est représenté. Ce n’est pas quelque chose dont je me préoccupe quand je travaille. Je suis poreux aux signes de mon temps certes, et cela se ressent sûrement dans mes images. D’un point de vue technique et technologique, les contraintes spécifiques à la photographie d’architecture demeurent à l’ère du numérique. Et je constate une certaine pérennité dans la représentation formelle de l’architecture.
Baudrillard nous disait “derrière chaque image quelque chose disparaît”, une réalité passe en somme. La photographie d’architecture cherche-t-elle à exprimer la permanence ou à témoigner d’un moment ?
L’image d’une réalisation est souvent ce qui reste dans nos esprits. Autrement dit nous voyons le plus souvent un bâtiment selon l’angle de la vue qui le représente, à une certaine heure, à une certaine saison. La permanence d’un bâtiment nous fait oublier le « ça a été » de Barthes, alors qu’il est aussi présent dans une image d’architecture qu’une photographie de famille ou un instant de l’Histoire enregistré par un photojournaliste. Personnellement je m’intéresse au moment « suspendu », une certaine heure, une certaine lumière. Un moment éphémère qui dure longtemps !
Quel est le statut des individus dans la photographie d’architecture : traces, mouvement ou acteurs vivants d’une scène ?
Je recherche la présence humaine dès lors qu’elle fait sens. Il s’agit soit de traces, soit d’aborder l’humain comme un acteur d’une scène. L’humain n’est pas là pour donner l’échelle mais pour signifier l’usage du bâtiment. Il y a effectivement une dimension théâtrale dans cette façon d’aborder l’architecture habitée.
La photographie d’architecture doit elle traduire la vie et les usages d’un bâtiment, d’une situation ?
C’est ma manière d’appréhender la photographie d’architecture. Accorder une place importante à la dimension d’usage. C’est un choix. Mais il n’est pas exclusif. D’autres approches privilégient la forme, l’esthétique. Cependant je m’applique, en incluant les gens, à rester fidèle à l’écriture architecturale dans ses proportions, sa géométrie et les perspectives.
Scénarisez-vous une photo ? Pourquoi ? Comment (mobilier, lumières, etc…) ?
Non. Pas dans le cas de mes photographies d’architecture. Je travaille surtout avec l’existant. Il m’arrive de moduler l’éclairage, plus rarement d’ajouter de la lumière artificielle.
La photographie d’architecture peut construire des situations que l’oeil ne peut pas voir. Est-ce légitime ?
Oui. C’est la spécificité du média que de pouvoir dévoiler certaines choses, notamment par la recherche de points de vue A l’inverse il est parfois difficile de restituer fidèlement ce que l’œil voit. J’accorde énormément d’importance dans ma pratique à ne pas trahir la vision de l’œil.
Peut-on considérer la photographie d’architecture comme un témoignage ? Comme un reportage ?
Oui.
Que défendez-vous comme professionnel ? Un regard ? Un savoir-faire technique ?
Un regard, une sensibilité appuyée par une maîtrise d’une technique adaptée (utilisations de chambres techniques moyens ou grands formats, argentiques ou numériques).
La commande
Est-il important de discuter avec un architecte avant d’aller faire des photographies ?
Je pense que oui, à moins que l’architecte souhaite que le photographe découvre par lui même. Patrick Bouchain m’indique à peine où se trouve l’endroit. Raphaël Voinchet me dévoile beaucoup et nous faisons de longs repérages ensembles. Dans les deux cas je me sens très libre.
Même question pour l’usager et le maître d’ouvrage ?
Le point de vue de l’usager me semble important. Celui du maître d’ouvrage aussi, surtout lorsque des contraintes ou des usages spécifiques, originaux interviennent.
La commande privée est-elle différente de la commande publique ?
Je travaille surtout dans le cadre de projet d’architecture publique. Mes commanditaires sont généralement les architectes, les Etablissements Publics d’Aménagement, les structures culturelles qui diffusent l’architecture. Je connais moins la commande privée. Il me semble qu’elle revêt une part d’affectif plus importante qui impose un impératif de valorisation très (trop) présent, qui biaise un peu le regard porté sur les réalisations. Les enjeux sur les images sont différents.
Quel est l’échange idéal avec un(e) architecte ?
C’est un échange fondé sur un respect mutuel et la confiance. L’échange doit compter sur la durée. S’appuyer sur le même regard permet de mieux dévoiler les spécificités d’une agence d’architecture car le photographe connaît l’historique des projets et est capable de mettre en valeur des ponts entre différents projets. La confiance dans le regard du photographe, dans sa capacité à intégrer les enjeux architecturaux et à dévoiler le projet dans sa singularité, laisser faire librement, sont les bases de l’échange. En retour le photographe adapte sa pratique à chaque situation afin d’offrir une vision singulière, au plus proche des désirs et des rêves de l’architecte. J’apprends beaucoup à côtoyer les architectes. Et souvent ils sollicitent mon avis.
Méthodes
En quoi la photographie d’architecture est-elle différente de celle du paysage ?
Je préfère ne pas distinguer les deux et aborder le bâtiment dans son contexte, son inscription dans le paysage naturel ou urbain.
La retouche : la photo argentique est développée, la traitement numérique a étoffé l’arsenal de développement et de retouche. Quel usage en faites-vous ?
J’accorde une attention particulière à la lumière à la prise de vue. Le travail de post traitement vise surtout à restituer fidèlement les lumières, les contrastes et les couleurs. L’outil numérique permet une approche très pictural en traitant les couleurs de manière sélective, en différenciant les zones de l’images. Il ne faut pas aller trop loin.
Contrainte de l’objectif : Le travail de la profondeur de champ et des déformations optiques sont-ils un sujet de discorde avec vos clients ?
Je travaille à la chambre afin de restituer fidèlement les proportions et les pespectives. Mes clients l’apprécient. Disons que certains l’apprécient plus que d’autres. J’évite d’utiliser des grands angulaires trop prononcés qui accentuent les perspectives. La majorité de mes clients sont très attachés à ce respect des perspectives. D’autres y sont moins attentifs.
Points de vue : avec la miniaturisation des appareils, la possibilité de l’aérien vous inspire-t-elle ?
A titre exceptionnel oui et plus pour du film que de l’image fixe. Je reste très attaché au point de vue du piéton qui est aussi celui de l’usager et de tous ceux qui vivent à proximité des bâtiments. Je préfère une approche réaliste et poétique aux effets photographiques et aux points de vue trop en décallés.
Le Stop-Motion se répend sur internet pour suivre l’évolution des chantiers : est-ce encore de la photo ?
C’est un complément à l’image fixe. Je n’y trouve pas trop d’intérêt mais ça fait plaisir aux maîtres d’œuvres de voir leur bébé grandir.
Etes-vous également infographiste 3d ? Quelles sont les principales différences entres les deux métiers ? Les ressemblances ?
Non. En revanche, une fois les modélisations 3D réalisées pour les concours, j’interviens pour conseiller les architectes sur les points de vues à privilégier – le positionnement de la caméra virtuelle – et le traitement de l’éclairage ou de la lumière.
Contexte culturel
L’arrivée des blogs et des réseaux sociaux change-t-il l’exercice de votre profession ? Comment ?
Mes clients viennent surtout vers moi dès lors qu’ils ont un projet de publication print ou web, d’édition ou d’exposition. Bien sûr ils peuvent diffuser les photos sur des blogs, mais je constate un retard en France sur les blogs d’architecture. Les architectes français y sont peu présents. Les blogs poussent à diffuser un très petit nombre d’images, les plus spectaculaires pour attirer rapidement l’attention. Je trouve l’approche des blogs assez réductrice. J’espère que les images très directes que l’on voit beaucoup n’influence pas la production architecturale. Un bâtiment ce n’est pas une image, même 3D !
La démocratisation de la production de l’image vous pousse-t-elle à trouver de nouveaux medias d’expression ?
Je cherche surtout à affirmer un regard, une approche et une démarche singulière. Il ne s’agit pas simplement d’enregistrer mais de proposer une représentation qui se distingue par le haut de la masse d’images. Je vise une production très qualitative et personnelle.
J’accompagne également les architectes par un travail de direction artistiquee pour la réalisation de livre. Il s’agit de constituer une équipe graphique et éditoriale et assurer la fabrication de l’objet livre.
Cette exigence dans la pratique photographique, je souhaite la développer également au travers de films. Malheureusement il y a peu de possibilités de diffuser des films d’architecture, donc peu de moyens pour les produire.
Le support principal devient l’écran dont les calibrations varient, cela conduit-t-il a exagérer les effets des photos ?
Je livre des images mises en conformité sur un écran calibré avec un profil générique Adobe RVB (sauf si on me demande un autre profil). On ne peut pas présager de la mauvaise calibration des écrans de destination, donc à mon avis il ne faut rien exagérer. Cela peut conduire à des catastrophes de rendu.
Certains infographistes 3d imitent les défault de la photographie argentique pour rendre leurs propositions plus réalistes. L’arrivée du numérique en photo a-t-il changé votre manière de les faire ? Cherchez-vous à retrouver des effets techniquement désuets ? Ou la photographie d’architecture doit-elle être brute, non traitée ?
En argentique, il y avait déjà un traitement. Je travaille encore beaucoup en argentique car les capteurs numériques, bien que leur nombre de pixels soit élevés, sont plus petit que les supports argentiques moyen ou grand format, y compris les dos numériques moyens format. Cette diminution de la taille des supports entraîne des contraintes optiques importantes, notamment l’utilisation d’optiques très grands angulaires, et la limitation des possibilités de décentrement. Sur ce point très technique, je considère le numérique comme une régression. Je regrette la liberté de décentrement des chambres argentiques. Les dos numériques n’offrent pas la possibilité de décentrer autant.