La fabrique du pré, de Cyrille Weiner
Par Yannick LeMarec
Du 11 décembre 2017
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D’abord, il y a cette couverture du livre – on ne parle jamais assez des couvertures des livres – qui interroge et nécessite qu’on la scrute avec attention, qu’on la manipule, la première, puis la quatrième, ces couleurs aux tonalités grises et bleutées, ce lierre qui monte, ou descend, peut-être bien les deux, on ne sait plus dans quel sens on a pris le livre et ces déchirures, le sable qui s’écoule de la toile, même couleur que la deuxième et la troisième, on ressent l’arrangement des grains, le croisement des fils ; le bout des doigts court sur la couverture cartonnée et toilée, la matière nous attend.
J’ai déjà souligné, voici quelques jours, l’importance du travail de Cyrille Weiner dont une de ses photographies, prise en juin 2008, fait l’affiche et la couverture du catalogue de la grande exposition actuellement à la BNF, mise en œuvre par Raphaëlle Bertho et Héloïse Conésa : Paysages français, une aventure photographique (1984-2017). Elle faisait déjà la couverture et le flyer de Biotope, le thème de la Dix-septième Quinzaine Photographique Nantaise (2013) et j’avais vu quelques unes des images de La fabrique du pré, en bonne compagnie, celle du collectif Bellavieza travaillant sur La petite Amazonie, un espace au cœur du quartier nantais Malakoff, un autre de ces « territoires arrangés où la vie s’organise » (Hervé Marchand).
C’est qu’elle étonne cette image, Roger des Prés avec son chien, guidant son cheval dans les herbes folles d’une friche, entre les contreforts vieillissants d’un autre espace, celui des voies de chemin de fer et, derrière un parapet puis une clôture métallique, la tache un peu floue de ce qui m’apparaît comme un enfant à bicyclette, avec sa chemisette rouge, détail évidemment, insignifiant sans doute, à côté de ce qui constitue l’essentiel de la photographie, cette coulée de verdure, ces arbres, frênes, sureaux, peupliers souvent, à la pousse facile et rapide, comme ces tours situées juste derrière, plutôt blanches, mais quelques marques de couleur quand même, et, au centre de l’image, rivalisant pour moi avec le cheval que tout le monde voit, cette construction basse en béton, abandonnée, taguée, un bassin peut-être, on ne le saura pas, même si la forme est en plan rapproché, page suivante. On pourrait explorer le territoire avec une vue satellitaire ; la tentation est forte – j’avoue, je l’ai fait… – on n’obtiendrait rien de plus précis et on s’éloignerait du sujet, c’est-à-dire de l’enquête menée par Cyrille Weiner sur un bout de terrain, un de ces « espaces altérés » qu’on trouve dans les villes. Dans les entretiens, Weiner rend hommage à Evans, Shore, Eggleston. Mais on pense aussi à Sternfeld et à son Walking the High Line, paru en 2001, avant que cette friche rectiligne et étroite de vivaces et d’arbustes enracinés dans le ballast ne devienne cette promenade élégante le long de l’Hudson river.
La friche est sur le remblai de l’autoroute enterré A14. Roger des Prés y a installé dans les années quatre-vingt dix une Ferme du bonheur, « un espace communautaire culturel et agricole novateur ». Cyrille Weiner l’a rencontré à mi-projet, et cela a contribué à humaniser considérablement cette série » explique-t-il (Télérama n° 421). C’est un travail mené dans la durée, les photographies s’échelonnent de 2005 à 2014. Alors reprenons le livre par le commencement même s’il ne suit pas l’ordre chronologique de l’enquête menée par l’auteur, une enquête dans les interstices du paysage urbain, depuis ces lieux qui changent peu, desquels il est pourtant possible de comprendre le bougé de la ville, le skyline qui s’étoffe, la modulation des bruits, les passages des humains et parfois des bêtes même si on ne les voit pas car, comme le note justement Jean-Christophe Bailly, « c’est dans l’espace de cette présence absentée que se manifestent les indices, les signaux et les traces » (Le parti pris des animaux).
Cyrille Weiner a choisi de suivre des humains et c’est la première photographie du livre : un homme, en veste d’été – on est en juin 2008 – une sacoche à la main gauche. Ce pourrait être une sacoche d’ordinateur, mais peu nous chaut ; il est courbé vers les plantes, dans cette prairie d’été riche en graminées, légumineuses, adventices diverses comme disent les agriculteurs productivistes. C’est un percepteur égaré ou bien un herboriste déguisé en fonctionnaire. On ne sait. Mais c’est le début de notre histoire. Avec l’auteur, on va suivre des traces : ici celles d’un feu autour de trois pierres et le gros plan nous indique bien que le terrain est situé sur du remblai. C’est inégal, grossier, pas net, du gravas, c’est vilain diraient certains. Tous les ingrédients d’un tiers-paysage expliquerait Gilles Clément. Ce que les pages suivantes nous montrent d’ailleurs, avec cette frontière entre plusieurs mondes, un territoire inquiet, où la nature, plutôt une végétation secondaire, réapparaît quand les hommes se sauvent.
Mais tout d’un coup, la dimension documentaire s’efface, des détails troublent. Ils ne sont plus au loin, dans le flou de l’image, mais là, devant nos yeux comme ces trois fauteuils, les mêmes que les miens dans mon jardin clos sous la pluie, mais eux, libres, dans cette parcelle récemment fauchée, arbustes taillés à coup de serpe, mais d’autres laissés libres aussi pour leur ombre. Et les tours, juste derrière. Cet homme, torse nu, assis sur un bloc de béton, que fait-il dans ce paysage transitoire, une canette à portée de main ? Les images défilent. La friche est en défrichement. Les hommes sont courbés, occupés. Que peuvent-ils bien tirer de ces marges ? Les bordures du terrain ne sont jamais loin. Il y a donc encore des marges plus délaissées où la végétation dispute aux humains des coins de bétons, des parcelles d’asphalte, des morceaux de métal oubliés, des rampes inutiles, des bouts de trottoir.
Et alors, on sent une organisation, on voit le travail de quelques uns, la pelle ou la pioche à la main ; ils sont dans l’action, entre les pierres et les souches, le liseron et la ronce. Tout s’anime. Voilà les outils, le feu, les moutons. Dans le pré de Nanterre, entre tours et talus du chemin de fer, tout est bon pour redonner à l’espace un goût de vivre, comme au cirque – j’aime bien cette métaphore – « qui emplit l’espace, le temps d’une représentation, et laisse après lui la possibilité d’un autre usage » écrit joliment Patrick Bouchain dans la postface du livre. Les humains de La fabrique du pré traversent le livre de Cyrille Weiner comme les espaces remblayés de ce coin de ville. Leurs installations sont de peu, faites pour imprimer une marque légère ; cela tranche encore avec les immeubles environnants. C’est tout le bonheur de ce travail dans la durée de nous montrer ces décors transitoires, de branches, de palettes, de bâches et de cordes. Ils semblent inventer une vie qui fait rêver des humains et en dépayser d’autres.
La fabrique du pré est paru aux Éditions Filigranes en 2017.