Cyrille Weiner, Tim Franco, Thierry Girard et la renverse du temps
Par Yannick LeMarec
Du 2 décembre 2017
Article à retrouver ici
Rapprocher ces trois photographies, c’est nous permettre de voir cet entrechoquement des temporalités qui secoue les lisières de nos villes. Quand Tim Franco réalise sa série sur Chongqing entre 2009 et 2015, il aperçoit la puissance de la ville s’étendant à grande vitesse, boostée par les migrations engendrées par la construction du barrage des Trois-Gorges. Ainsi, cette agricultrice cultivant des légumes à flan de colline, sur les restes d’un terroir jardiné, le puzzle complexe des parcelles d’une agriculture paysanne, symbolise l’opposition à l’avancée violente de la ville, ce front d’immeubles massifs, identiques, gris, séparés de l’espace rural par ce qui nous semble une fragile palissade. On ne peut évidemment n’y voir qu’une représentation de la disparition d’un monde, du recul de la paysannerie chinoise face à la civilisation urbaine, à sa frénésie de construction. Pourtant, Tim Franco, et plusieurs de ses images tendent à le montrer, a souhaité surtout mettre en valeur la capacité de ces paysans à s’adapter à l’avancée de la ville, remontant sur les talus alors que la culture se faisait essentiellement dans les creux, occupant les espaces interstitiels, les marges délaissées encore par la construction. Sa série, Metamorpolis, présentée à la Quinzaine photographique de Nantes en septembre dernier, ne nous propose pas l’idée d’une résistance, dans une perspective environnementale et politique. Elle nous dit seulement que ces paysans se hâtent de cultiver tant qu’il leur reste de la terre.
On en sait davantage sur la photographie de Thierry Girard. Dans son travail The last station, une journée autour des dernières stations du métro de Shanghai, il photographie le 5 juillet 2012, une famille, aux abords de Meilan Lake Station, la dernière station (à ce moment) de la ligne 7. Ici vit la famille de « Yang CongLin, 43 ans, (qui) travaille depuis huit ans à Shanghai sur les chantiers de construction. Il y a deux ans, il a fait venir du Henan sa femme et sa fille, âgée de 15 ans. Mon interprète n’ose pas demander à la jeune fille si le bébé est le sien : « Pour éviter qu’elle ne perde la face » me dit-il. Ils vivent dans un petit bidonville, entre une usine de conteneurs, des immeubles en chantier et de grands champs cultivés. C’est un bidonville familial, un village reconstitué, tous viennent de la même région du Henan ». Ici, la ville est encore à l’horizon, un horizon proche tout de même, une masse grisâtre au-delà des champs mais dont les silhouettes de grues de chantier indiquent, comme je l’écrivais à Thierry Girard, « ces états intermédiaires d’une ville, ceux qu’il est possible de fixer un instant, des espaces et des motifs qui ne seront jamais patrimoniaux, trop instables, fugaces, destinés à disparaître ou, c’est ainsi qu’il faut le comprendre, à s’en aller plus loin : les immeubles en construction avec leurs échafaudages, les terrains encore vagues qui les entourent, les restes d’un couvert végétal antérieur, les réseaux qui s’étoffent. The Last Station nous montre le caractère incertain d’une ville. Comment, c’est cela une ville ? Ce chantier permanent, ces marges mal bâties, voire ces semi-bidonvilles, ces hommes et ces femmes qui ne la connaissent pas, migrants de la dernière heure, bourrés d’espérance souvent vaine ? » (Dans l’épaisseur du paysage, p. 233).
Cette photographie est l’emblème de la grande exposition Paysages français, Une aventure photographique, 1984-2017, présentée en ce moment à la BNF. C’est aussi la couverture du catalogue et bien sûr, elle a fait l’objet de commentaires que je ne puis que reprendre. Il est donc possible d’y voir d’abord la lente résurrection d’une friche qui est en fait une sorte de palimpseste territorial : « ici, à Nanterre, c’est le souvenir du bidonville de la Folie, résorbé par la construction des cités de transit Doucet et Gutenberg, elles-mêmes effacées par la construction de l’A14 avant son enfouissement et le retour de la nature sur la friche engendrée » (Marion Mauvoisin). Cet « espace apparemment vide » est devenu, ainsi que le commente aussi Raphaëlle Bertho, « un espace de liberté, ouvert à tous les possibles » où « le présupposé d’abandon se transforme en force du renouveau ». On ne saurait cependant oublier que cet ancien délaissé recouvre les souterrains de la ville, absorbant son sous-sol, nous laissant ainsi considérer cet abandon dans sa seule dimension superficielle. Le contraste malgré tout, entre la ligne des tours et la friche arpentée par l’homme et son cheval peut devenir le « théâtre d’une reconfiguration poétique ». « L’insistance du regard de Cyrille Weiner permet d’abandonner le récit attendu et la posture documentaire pour faire place à une dimension fictionnelle, dans un ensemble de clichés aux tonalités apaisées et à la lumière enveloppante. C’est sans fracas que la ville se réinvente, au fil des années et des usages » (Raphaëlle Bertho). Car le PRE, comme l’artiste Roger des Prés l’a conçu, est un Parc Rural d’Expérimentation. Son implantation en 2008 près de l’université de Nanterre, est avant tout « une friche en défrichement », dans laquelle il s’agit d’évaluer le degré de toxicité des sols avant de les faire revivre et de les cultiver (Libération, 27 août 2015).
On pourrait évoquer aussi les cultures urbaines sur les toits comme ici, à New-York avec la sky-line en décor, mais le rapprochement de ces trois photographies, de Shanghai à Nanterre, voulait surtout montrer les trois états de la terre à la lisière de la ville, le terroir paysan en voie de disparition, la marge urbaine cultivée de manière provisoire par les nouveaux migrants urbains et la reconquête de la terre épuisée et malade que la ville finit par rendre, le cheval de trait symbolisant alors, dans une temporalité inversée, le futur du passé.
Références :
1 – La série de Tim Franco, Metamorpolis, Farming in the city, est à voir ici.
2 – La série de Thierry Girard, Shanghai, The last station, est à voir ici.
3 – La série de Cyrille Weiner, La fabrique du pré, est à voir ici.
4 – Les commentaires sur la Fabrique du pré sont lisibles ici.
5 – Thierry Girard et Yannick Le Marec, Dans l’épaisseur du paysage, Loco, 2017.