La mise en scène est avant tout mentale

Propos recueillis par Amaury da Cunha,
La République de la Photographie, avril 2013

 

Cyrille Weiner est un photographe marcheur. Pas un promeneur du dimanche. Qui n’hésite pas à s’encombrer du matériel le plus lourd qui soit. Il faut bien marquer le coup. Faire des images qui tiennent. Pendant huit ans, il a photographié un territoire transitoire, à l’ouest parisien, au bord de l’autoroute. Friche, débauche de nature incongrue au milieu des immeubles. Improbable survivance humaine. Rencontre.

 

Comment avez-vous pris connaissance de cet endroit atypique de l’Ouest Parisien que vous avez photographié de 2004 à 2012 ? Au hasard de vos déambulations ?

A la fin de mes études en 2001 j’ai cherché un lieu qui serait le théâtre de forts contrastes entre des tissus urbains différents, tant dans leurs caractéristiques que leurs temporalités. J’ai beaucoup déambulé (notamment vers Issy les Moulineaux), jusqu’à ce qu’un ami se fasse embarquer sa voiture et la retrouve à la fourrière de Courbevoie. C’est là que j’ai réalisé ma première série, à Nanterre : Avenue Jenny. Elle montrait un quartier pavillonnaire à la frontière de Nanterre et de Courbevoie, derrière la Défense, et ses habitants bohèmes confrontés à l’expansion urbaine et la gentrification. Une fois la série terminée, je retournais régulièrement voir des habitants du quartier avec qui j’avais sympathisé. Je les pensais menacés d’expropriation à plus ou moins longue échéance. Or, pendant des années il ne s’est rien passé. J’ai réalisé que le renouvellement urbain était un temps très long, qu’entre la conception des projets et leur réalisation, il pouvait se passer des années, voire des décennies. Je me suis dit qu’il serait intéressant d’observer cette lenteur, de caler le rythme d’un projet photographique au temps long de la transformation urbaine. Une sorte de chronophotographie lente. A Nanterre, à quelques centaines de metres de l’Avenue Jenny, sur l’Axe historique imaginé par Le Nôtre, un projet se dessinait et j’ai commencé à y réaliser des photos.

 

Qu’est-ce qui vous a frappé immédiatement dans cette géographie singulière, touffue et hybride ?

Le contraste de la nature et de l’urbain. Sur cette axe, l’autoroute A14 avait été enterré pour passer sous la Défense et une immense friche naturelle s’est crée avec le remblais. C’est un territoire mouvant, plein de vitalité. La réappropriation, la reconquête naturelle est impressionnante. J’ai souvent pensé au film Stalker de Tarkovski en déambulant sur place.

 

Vous êtes-vous documenté avant de photographier ?

Pas vraiment au départ. Disons que ma recherche et ma pratique est liée à l’architecture, l’urbain et le paysage. Je suis en relation avec des des architectes, des urbanistes et des paysagistes, et de fait je suis informé des projets. Très vite j’ai été en relation avec des acteurs des projets sur place.

 

Imaginiez-vous travailler sur ce projet pendant 8 ans ?

Comme je l’ai dit, je souhaitais caler mon rythme de travail à celui de la transformation de ces espaces. Je savais que je me projetais à plusieurs année. Je pourrais encore continuer, la transformation n’étant pas achevée, mais je pense avoir exprimé ce que je souhaitais. Ce qui m’intéresse beaucoup dans ces changements, c’est l’idée de confusion entre la construction et la destruction. La porosité de l’avant et de l’après.

 

Le titre de votre série, la Fabrique du Pré, c’est aussi le titre d’un livre de Francis Ponge qui interroge l’écriture en train de se faire. Il y décrit sa « méthode créative». Est-ce aussi l’enjeu de ce travail photographique ?

J’ai découvert le livre de Ponge après avoir trouvé le titre de ma série, et je ne l’ai pas encore lu. Je suis heureux d’apprendre qui l’interroge l’écriture en train de se faire, car c’est un des enjeux en effet de mon projet. Mon approche était documentaire au départ. Elle a évolué au fil du temps du temps au point que l’aspect documentaire – même s’il reste présent – ne m’intéresse plus autant. Le traitement fictionnel a guidé le choix des images au sein d’un corpus abondant.

 

Vos photographies sont à la croisée de plusieurs chemins : d’un parti pris documentaire affirmé et assumé, elles ne semblent cependant pas exclure aussi quelques ajustements dans vos sujets. Pourquoi ce recours parfois léger, à la mise en scène ? Petit arrangement pratique avec le réel ?

La situation réelle m’importe peu. Je choisis un territoire en fonction de son potentiel à exprimer des choses universelles. C’est l’idée de paradigme. Je pars d’une enquête. Ensuite il s’agit de prendre beaucoup de distance vis à vis de la réalité. Je m’appuie sur les pouvoirs révélateurs de fictions paradigmatiques comme celles de la catastrophe ou du paradis perdu. Ce sont de scenari qui me permettent de construire des allégories qui abordent la question de notre rapport au monde. Je ne pense pas contre l’urbanisme, mais je lui recherche une extériorité radicale, voire utopique, à partir de laquelle la critique des espaces normatifs devient possible.La mise en scène est avant tout mentale. Elle s’exprime en amont des prises de vues et au moment du choix des images et de la construction de séquences. Le recours à la mise en scène pour la fabrication des images n’est pas un arrangement pratique. J’y ai très peu recours. Quand c’est le cas, c’est pour rejouer des situations que j’ai vues.

 

Pour le dire (un peu trop) schématiquement, la scénographie de votre exposition oscille entre une volonté d’art et un souci d’objectivité scientifique. Au mur, vos tirages inviteraient à une contemplation mélancolique, tandis que vos petites images, couchées sur les tables, privilégient un regard informatif, même si elles sont présentées sans légendes. Vous ne semblez pas vouloir trancher en faveur d’un registre particulier. Pourquoi ?

Si. La volonté d’art prime sur l’objectivité. Il n’y avait aucune volonté d’objectivité, rien de scientifique dans la scénographie. La vérité des images photographiques n’existe pas. Je suis soulagé que la photographie contemporaine soit libérée de la notion de vérité à laquelle elle a trop longtemps été associée. La manipulation numérique étend la palette des interventions qui étaient déjà possibles à l’origine même de la photographie. Mais pour tout le monde aujourd’hui, la photographie n’est plus associée à la vérité. On regarde des photographies comme on lit un roman, un poème ou l’on regarde un film. Toute photographie est aujourd’hui un catalyseur de fiction. Pour revenir à cette scénographie, je souhaitais faire cohabiter des échelles de lecture. Au mur les images « tableaux » qui invitaient à la contemplation. Sur la table une échelle plus intimiste, une lecture proche de celle d’un livre, et le désir d’initier des séquences.

 

Revendiquez-vous une appartenance à une famille photographique ? Laquelle ?

Je ne crois pas. Je m’intéresse et je regarde une grande diversité de photographies. J’apprécie les travaux qui s’appuient sur le réel mais qui dépasse le document. L’idée de « document poétique » me plaît bien.


Ce goût mélangé pour le document brut et l’expérience poétique, on la retrouve aussi dans votre blog “Silverpoetics” où vous montrez des travaux d’ artistes très diversifiés que vous affectionnez. D’où vient le nom de ce site ? Est-ce une intention militante pour une certaine pratique de la photographie dans laquelle vous vous inscrivez, aussi ?

Le nom Silverpoetics m’est venu en découvrant Waxpoetics, un magazine sur la culture des disques vinyles ! Le nom du blog n’est pas une intention militante. En revanche, dès le début, je proposais d’explorer des chemins déroutants entre réel, fiction et poésie. C’est toujours une ligne, mais depuis deux ans je présente aussi beaucoup de projet d’édition indépendants ou auto-édités. Il se passe quelque chose de stimulant dans ces formes d’éditions photographiques qui fédèrent une petite communauté internationale très active et créative.

Je ne suis pas militant à défendre une certaine pratique de la photographie, encore moins celle dans laquelle je m’inscris. J’ai mes goûts certes, mais je déteste les cloisonnements.

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